Les applis de rencontres, jadis perçues comme de simples facilitateurs de rencontres amoureuses, se transforment en de véritables zones de risques pour les utilisateurs. Récemment, l’affaire de Stephen Matthews, un cardiologue de Denver, a mis en lumière des manquements majeurs dans la gestion de la sécurité sur des plateformes de renom, telles que Hinge, Tinder, OkCupid ou Plenty of Fish. Voici un récit détaillé et documenté sur ce dossier qui secoue l’univers des rencontres en ligne.
Un cas emblématique : l’histoire de Stephen Matthews
L’affaire débute lorsque, lors d’un rendez-vous organisé via Hinge, une jeune femme de Denver se rend compte que le médecin en face d’elle, Stephen Matthews, a déjà été signalé à plusieurs reprises pour des faits d’agression sexuelle. Au départ, tout semble normal : la rencontre avec ce cardiologue de 34 ans, aux yeux verts et à la chevelure clairsemée, se passe dans un bar branché – Highland Tap & Burger – avant de s’orienter vers son appartement. Mais, en moins de 24 heures, la situation bascule dans un cauchemar classique des applications de rencontres.
Selon les témoignages recueillis lors du procès, après avoir consommé une tequila soda offerte par Matthews, la survivante perd rapidement le contrôle, sa mémoire se brouille et elle s’effondre. Profitant de cette situation, le docteur filme la jeune femme et la maintient violemment dans ses bras. En dépit des tentatives de fuite, il la rattrape à la porte, tenant ses chaussures et cherchant à la forcer à revenir. Ce qui devait être une soirée innocente se transforme en une agression brutale et traumatisante.
Une gestion laxiste malgré des antécédents inquiétants
Ce qui rend cette affaire d’autant plus choquante, c’est le constat que Match Group, la société propriétaire de Hinge ainsi que d’autres applications populaires comme Tinder, OkCupid et Plenty of Fish, disposait depuis plusieurs années d’alertes sur le comportement de Matthews. Ce dernier avait déjà fait l’objet de signalements pour agression sexuelle dès le 28 septembre 2020. Malgré l’existence d’une politique de sécurité affirmée par le géant des rencontres – bannir immédiatement tous les comptes associés en cas de plainte pour violence sexuelle – Matthews continuait de circuler librement sur les plateformes.
En effet, quelques jours seulement avant la soirée fatale du 25 janvier 2023, un signalement pour viol avait déjà été déposé. Peu de temps après, une nouvelle alerte survient et une survivante porte plainte auprès des autorités. Pourtant, malgré de telles alertes et faits divers qui se multipliaient, Match Group n’a pris des mesures concrètes que tardivement. Ce n’est qu’après près de deux mois que Matthews est finalement arrêté, alors qu’entre-temps, il aurait agressé ou drogué au moins 15 femmes.
Le dysfonctionnement des outils de modération
Le cas Matthews révèle une faille béante dans la gestion des signalements sur les applications de rencontres. Depuis 2016 – voire avant – Match Group enregistre les utilisateurs signalés pour comportements violents dans une base de données interne appelée « Sentinel ». Ce système, censé empêcher la réapparition des mauvais acteurs, ne fonctionne pas comme prévu. Bien que plusieurs signalements aient été consignés, l’information n’est pas systématiquement utilisée pour barrer définitivement l’accès aux plateformes.
Des techniques simples permettent aux utilisateurs bannis de réintégrer les applis grâce à quelques manipulations (recréation de compte avec le même nom, date de naissance et photos). À titre d’exemple, lors de tests menés par le Dating Apps Reporting Project, des comptes signalés pour agressions disparaissaient temporairement pour réapparaître sur Hinge, Tinder ou d’autres marques du groupe, sans qu’aucune vérification approfondie ne soit réalisée.
Les signalements internes contiennent parfois des milliers de notifications chaque semaine, mais ceux-ci restent cloisonnés et ne sont pas utilisés de manière cohérente sur l’ensemble des plateformes. Des employés, comme Michael Lawrie, ancien responsable de la sécurité chez OkCupid, dénoncent ce système comme étant plus un « théâtre de la sécurité » qu’un véritable rempart contre la récidive des agresseurs.
Une sécurité sacrifiée au nom de la croissance
Les enjeux financiers et la pression exercée par Wall Street semblent avoir éclipsé les préoccupations relatives à la sécurité. Plusieurs témoignages évoquent comment, sous la direction de Bernard Kim – un dirigeant avec un profil surtout axé sur la croissance – les efforts pour renforcer la protection des utilisateurs ont été négligés. Kim, pris dans une dynamique de rapidité et d’expansion, privilégiait la rentabilité au détriment de la sécurité effective des plateformes.
Entre temps, des recrutements massifs et des initiatives pour améliorer les outils de modération ont été engagés, mais sans réellement aboutir à des résultats tangibles. Dans certains cas, des postes critiques dédiés à la sécurité ont été supprimés ou externalisés, laissant ainsi le terrain libre aux agresseurs. L’exemple de Matthews, qui continuait à être mis en avant sur Hinge via la promotion de profils « Standout », illustre tragiquement cette incohérence.
De son côté, Tracey Breeden, engagée en septembre 2020 comme responsable de la sécurité et de l’advocacy sociale, symbolisait l’ambition de Match Group de devenir un leader exemplaire en la matière. Issue d’une carrière dans les forces de l’ordre et connue pour sa détermination, elle avait pour mission de coordonner les efforts de sécurité à travers les plateformes. Pourtant, malgré la mise en place initiale d’une équipe de sécurité désormais surnommée « The Avengers » – avec des costards et même des costumes de super-héros lors d’événements internes – les conflits internes et les quotas imposés ont rapidement sapé ses ambitions.
« Notre obsession des indicateurs et le besoin de respecter des quotas mettent en péril la sécurité réelle des utilisateurs, » confiait l’un des employés dans une note interne. Une bureaucratie aveuglée par des objectifs financiers a fini par reléguer au second plan l’essentiel : protéger les personnes vulnérables qui se confient à ces plateformes pour trouver l’amour.
Failles structurelles et demande de transparence
Match Group possédait, et possède toujours, une énorme quantité de données sur les comportements à risque. Des documents internes révèlent qu’un rapport de transparence – promis dès 2020 – destiné à informer le public des dangers réels associés aux applications de rencontres n’a jamais été publié. Ces informations, si elles étaient rendues publiques, permettraient de mieux évaluer les risques et de prendre les précautions nécessaires.
Par ailleurs, des initiatives gouvernementales commencent à émerger. En juin, par exemple, le Colorado a adopté une loi obligeant les plateformes de rencontres à informer le procureur général des mesures de sécurité mises en place pour protéger les utilisateurs. Cependant, ces lois restent pour l’heure timides et n’imposent pas la diffusion publique des données relatives aux agressions sexuelles. Aux États-Unis, comme dans la majorité des États, Match Group n’est pas légalement tenu de partager ce type d’information.
Un examen approfondi réalisé par le Dating Apps Reporting Project, qui s’appuie sur des centaines de pages de documents internes, de dossiers judiciaires et de témoignages d’anciens employés ainsi que de survivantes d’agressions, a montré que les mesures de sécurité sont largement insuffisantes. Le système Sentinel qui devait bannir les récidivistes reste trop permissif, permettant aux agresseurs de réapparaître sur d’autres plateformes du groupe grâce à des informations inchangées (nom, date de naissance, photos).
Selon un rapport compilé par l’équipe, au moment même où Matthews continuait d’arpenter les applications, neuf femmes avaient déjà été victimes d’agressions sexuelles de sa part, et dix autres auraient été droguées par lui. Des discussions sur les forums, notamment sur Facebook dans un groupe local de Denver, relayèrent en décembre 2022 des témoignages similaires décrivant des rendez-vous où boire un cocktail se soldait par une agression brutale.
Hinge et les autres plateformes n’ont pris aucune mesure concrète pour empêcher un individu qui représente un danger réel de continuer à faire des rencontres,
Laura Wolf, avocate
Les réactions et la suite judiciaire
L’affaire a pris une tournure judiciaire dramatique : en octobre, un juge de Denver a condamné Stephen Matthews à 158 ans de prison, assortis d’une peine de réclusion à perpétuité effective. Lors de la condamnation, le juge Eric Johnson avait déclaré, devant une salle remplie de survivantes et de proches, que « rien ne permettrait de réparer les dommages causés par cet individu ».
Pourtant, alors que Matthews est désormais derrière les barreaux et que son cas symbolise l’échec des systèmes de contrôle, Match Group lui-même ne fait pas l’objet de poursuites. Malgré les révélations sur l’absence de prise en compte effective des signalements et sur l’amnésie institutionnelle en matière de sécurité, les dirigeants du groupe se conservent encore de grands pouvoirs décisionnels.
Au-delà de la condamnation de Matthews, l’affaire réouvre le débat sur la responsabilité des plateformes. Depuis la publication des premiers rapports critiques, plusieurs membres du Congrès, dont la représentante Annie Kuster (New Hampshire) et la représentante Jan Schakowsky (Illinois), ont demandé des comptes quant aux mesures de sécurité adoptées par Match Group. Malgré ces pressions et des lettres envoyées à divers dirigeants, y compris l’ex-CEO Shar Dubey, aucune réponse détaillée n’a été apportée.
Vers une régulation plus stricte ?
Les experts estiment que si les plateformes de rencontres ne modifient pas radicalement leurs pratiques, d’autres agressions impunies pourraient se multiplier. Le modèle économique, centré sur la croissance rapide et l’expansion mondiale, semble entrer en conflit direct avec l’objectif de garantir des expériences sécurisées pour les utilisateurs. La direction, désormais soumise à une pression accrue tant du public que des instances gouvernementales, se voit contrainte de repenser ses priorités.
Dans ce contexte mouvant, de nouvelles solutions sont envisagées, comme l’obligation de vérification d’identité via des documents officiels, la diffusion de rapports de transparence réglementaires, ou encore l’amélioration des outils de détection pour identifier et bannir de manière définitive les utilisateurs signalés pour des comportements violents. Cependant, ces mesures restent encore au stade du projet et devront faire face à l’opposition d’un secteur bien implanté et habitué à prioriser la rentabilité sur la sécurité des utilisateurs.
Les plateformes de rencontres devront ainsi jongler entre innovation technologique et responsabilité sociale, un équilibre difficile à atteindre dans un environnement où chaque signalement d’agression devient un potentiel drame pour des centaines de milliers d’utilisateurs à travers le monde.
En somme, l’affaire Matthews illustre une contradiction amère : alors que les applications de rencontres offrent chaque jour de nouvelles opportunités de connexion, elles se transforment en véritables passages à risque pour des personnes vulnérables, exposées à la fois à des escroqueries financières et à des agressions physiques. La question reste entière : combien d’autres histoires tragiques devront être dévoilées avant que les acteurs de ce secteur ne placent l’humain – et sa sécurité – au cœur de leurs priorités ?
Ce dossier rappelle que, malgré les avancées technologiques et les investissements pharaoniques dans l’innovation, la protection des utilisateurs ne doit jamais être reléguée au second plan. Le modèle économique des applications de rencontres, qui repose sur la collecte et l’analyse massive de données, pourrait se transformer en une arme à double tranchant si la transparence et la responsabilité ne sont pas renforcées de toute urgence.
Pour en savoir plus sur cette affaire, consultez la documentation officielle disponible sur les rapports du Dating Apps Reporting Project et les publications détaillées de CBS News.