Face à la multiplication des fausses offres d’emploi sur les réseaux sociaux, des jeunes Indonésiens sont la proie d’un piège redoutable : la traite humaine vers des centres de fraude massifs en Asie du Sud-Est. Équipés d’IA et de deepfakes, ils sont forcés d’escroquer des innocents du monde entier.
Un piège numérique bien rodé
C’est le grand paradoxe de notre époque : des jeunes diplômés en informatique, attirés par des annonces alléchantes pour des postes dans la tech, se retrouvent prisonniers de véritables usines à arnaques. Une enquête de Rest of World révèle l’ampleur du phénomène en Indonésie, où plus de 6 700 jeunes ont été piégés depuis 2020.
Ces offres d’emploi frauduleuses circulent librement sur Telegram, Facebook et d’autres plateformes sociales. Elles promettent monts et merveilles : des salaires de 800 dollars mensuels, des conditions de travail flexibles, et souvent une opportunité de travailler à l’étranger, à Singapour ou en Thaïlande.
« Des milliers d’emplois, généralement liés à l’informatique, circulent sur les réseaux sociaux, mais ils sont faux. Ils ciblent généralement ceux qui possèdent déjà un passeport. Ils sont recrutés très rapidement, sans formation préalable. Ensuite, ils peuvent être formés en seulement deux jours avant de commencer à travailler. »
La réalité est bien plus sombre. Les victimes sont transportées vers des complexes fortifiés situés aux frontières du Myanmar, du Cambodge et du Laos, ou aux Philippines. Dès leur arrivée, leur passeport et téléphone sont confisqués. Sous la surveillance constante de leurs patrons, ils sont contraints de traquer des victimes sur les réseaux sociaux et les applications de rencontres.
Une industrie criminelle à 40 milliards de dollars
Ces centres d’arnaque ne sont pas improvisés. Ils sont gérés par des syndicats criminels chinois et génèrent environ 40 milliards de dollars de profits chaque année. Les Américains à eux seuls ont perdu 12,5 milliards de dollars en 2024, principalement dans des arnaques à l’investissement, selon la Commission fédérale du commerce des États-Unis.
Le phénomène touche particulièrement l’Asie du Sud-Est, mais aussi la Chine, l’Éthiopie, l’Inde et d’autres pays en développement. Des centaines de milliers de jeunes y sont piégés, croyant signer pour des emplois de bureau dans le marketing digital ou la vente en ligne.
Wahyu Susilo, directeur exécutif de l’ONG Migrant CARE, explique pourquoi les jeunes sont particulièrement vulnérables : « Ils aspirent à avoir un emploi flexible et à distance, à travailler sur des ordinateurs portables et à adopter les nouvelles technologies. »
L’arsenal technologique des escrocs modernes
Ce qui distingue cette forme de traite des êtres humains, c’est l’utilisation sophistiquée de la technologie. Les victimes racontent avoir été formées à l’utilisation d’outils d’IA pour générer des deepfakes en temps réel lors d’appels WhatsApp ou Telegram.
L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a signalé une augmentation de 600 % des mentions d’outils cybercriminels liés aux deepfakes sur les marketplaces Telegram l’année dernière. Ces canaux vendent des technologies et services incluant des malwares, de l’hébergement web, des applications de deepfake audio, des LLM détournés et des logiciels avancés de profilage des victimes.
« Pendant les appels vidéo, nous utilisions des outils d’IA qui remplaçaient notre visage par celui de la personne sur le profil Facebook. Les deepfakes étaient indétectables. C’était parfaitement suffisant pour tromper les victimes. Il n’y avait pas de filigrane. C’était complètement parfait. »
Ruby Alamsyah, PDG et analyste principal de Digital Forensic Indonesia, confirme : « Visuellement, il est difficile de détecter les images deepfake, même pour les personnes qui comprennent la technologie. »
Le manuel des arnaqueurs modernes
- Entrée : ils obtiennent des kits de connexion contenant adresses e-mail, mots de passe et cookies depuis le dark web pour accéder à Facebook, Instagram, etc.
- Fantôme : certains kits contiennent des adresses e-mail jetables impossibles à tracer.
- Contournement : pour l’authentification à deux facteurs (2FA), les kits fournissent des clés pour générer des codes sans téléphone.
- Cookies : en cas d’échec, ils utilisent des cookies qui indiquent au site qu’ils sont authentifiés, souvent en masquant leur localisation avec des VPN.
- Deepfake : pendant les appels, ils utilisent des outils d’IA qui remplacent leur visage et leur voix par des images et tonalités correspondant au profil social ciblé.
Des témoignages bouleversants
Un diplômé en informatique de 26 ans originaire de Sumatra occidental s’est retrouvé dans un complexe d’arnaque en mars 2024 après une série de malchances. Ancien développeur front-end freelance confronté à un marché du travail difficile, il a vu sur Facebook une offre de spécialiste en référencement pour une société de trading basée à Singapour. Après un entretien sur Telegram, il a été placé dans un prétendu bureau satellite au Cambodge avec la promesse d’un salaire de 800 dollars par mois.
La réalité fut tout autre : son passeport confisqué à Phnom Penh, il a été conduit dans un complexe isolé gardé par des hommes armés. Il travaillait 15 heures par jour dans un centre d’appels et devait escroquer 40 000 dollars par mois à ses victimes, pour un salaire inférieur à la moitié de ce qui lui avait été promis.
Un autre jeune Indonésien, Dicky Wahyudin, 25 ans, a été attiré par une annonce sur Telegram proposant un emploi marketing chez Lazada, avec un salaire de 800 dollars et la possibilité de vivre à Bangkok. En tant qu’influenceur, cette opportunité l’enthousiasmait :
« J’ai apporté tous mes costumes et chaussures pour produire du contenu [en Thaïlande], mais ensuite, je me suis fait piéger. »
À l’aéroport de Bangkok, il a été enlevé et conduit au Myanmar, où il a dû persuader des victimes d’investir au moins 10 000 dollars par mois dans une fausse plateforme e-commerce.
Une lutte difficile contre un fléau grandissant
Face à cette menace, le gouvernement indonésien a créé une division spéciale pour lutter contre le recrutement illégal en ligne et a empêché la traite de plus de 7 000 demandeurs d’emploi, selon Abdul Kadir Karding, ministre de la protection des travailleurs migrants indonésiens.
Meta, la société mère de Facebook, affirme travailler avec les autorités pour protéger les utilisateurs et avoir fermé plus de 7 millions de comptes frauduleux depuis 2024. Cependant, selon le Wall Street Journal, l’entreprise aurait dépriorisé la lutte contre les arnaques ces dernières années, les traitant comme un problème « de faible gravité ».
Pour ces jeunes qui parviennent à s’échapper, le retour à la normale est difficile. Notre diplômé en informatique travaille maintenant comme mécanicien dans une plantation de palmiers à huile, gagnant entre 4,15 et 9,10 dollars par jour. Son rêve : retrouver un jour sa place dans le secteur IT.