C’est un signe de plus, et pas des moindres, du profond mouvement qui redessine la carte de la production mondiale d’électronique. Hon Hai Precision Industry Co., mieux connu sous son nom commercial Foxconn, ce mastodonte taïwanais sans qui la chaîne d’approvisionnement d’Apple ne serait pas ce qu’elle est, semble accélérer de manière spectaculaire son repositionnement stratégique loin de la Chine. Un événement récent, discrètement annoncé via un dépôt boursier, vient encore appuyer cette tendance : le géant prévoit d’injecter la coquette somme de 1,5 milliard de dollars dans son unité indienne.
Pourquoi l’Inde ? Le vent de la diversification et le rôle de Singapour
L’information, relayée initialement par Bloomberg citant une déclaration à la Bourse de Taiwan, précise que cet investissement majeur transiterait par une filiale basée à Singapour. Si les détails exacts de l’allocation de ces fonds restent à être pleinement précisés, cette démarche n’est pas anodine. Elle s’inscrit dans une stratégie de diversification que Foxconn, sous l’impulsion, il faut bien le dire, de clients comme Apple, déploie depuis plusieurs années maintenant.
Face aux risques croissants liés aux tensions géopolitiques sino-américaines, aux disruptions potentielles de la chaîne d’approvisionnement (pensons aux confinements pendant la pandémie, aux coupures d’électricité, etc.) et à la hausse des coûts de main-d’œuvre en Chine, le modèle « China First » ne suffit plus. Il évolue vers un modèle « China+1 » ou « China+Many ». Et l’Inde, avec son immense marché intérieur, sa population jeune et nombreuse, et une volonté politique affichée de développer son secteur manufacturier (le fameux programme « Make in India »), s’est imposée comme un candidat de choix, voire le candidat privilégié en dehors de la Chine pour la production de masse.
Un mouvement de fond : les projets indiens se multiplient
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Le mastodonte de l’iPhone au Karnataka : 2,9 milliards de dollars sur la table
C’est sans doute le projet le plus emblématique de l’offensive indienne de Foxconn pour Apple. Déjà évoquée l’année dernière, l’usine géante en cours de construction dans le Karnataka, près de l’aéroport de Bengaluru, représente un engagement colossal : environ 2,9 milliards de dollars (220 milliards de roupies indiennes). L’objectif ? En faire un centre de production majeur pour les iPhones, avec l’ambition affichée par des analystes comme JPMorgan de voir l’Inde assembler jusqu’à un quart des iPhones mondiaux d’ici 2025. Actuellement, ce chiffre est plutôt autour de 7 %. Cette usine est donc essentielle pour combler l’écart. Elle ne se contentera pas d’assemblage ; l’intégration de la chaîne de valeur locale est également visée sur le long terme.
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Cap sur les semi-conducteurs dans l’Uttar Pradesh : le pari technologique
Plus récemment, le , c’était le projet de semi-conducteurs qui recevait le feu vert du gouvernement indien. Ce projet, d’un montant d’environ 435 millions de dollars, est une coentreprise (joint-venture) avec le conglomérat indien HCL Group. Il prévoit l’installation d’une usine près de l’aéroport de Jewar, dans l’Uttar Pradesh.
Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas, du moins initialement, d’une fonderie de puces de pointe, un processus extrêmement complexe et coûteux dominé par quelques acteurs comme TSMC (un autre géant taïwanais). Le projet Jewar débutera par le « testing and packaging » (test et conditionnement) de puces affichages (Display Driver Chips), essentielles pour les écrans de smartphones, ordinateurs portables et véhicules. C’est une étape cruciale de la chaîne de valeur des semi-conducteurs, mais pas la fabrication la plus avancée.
« Ce projet est une étape vers l’objectif indien de maîtriser la fabrication de puces, en commençant par les composants essentiels aux écrans », a déclaré Ashwini Vaishnaw, ministre indien des Technologies de l’information.
Cette citation met en lumière l’ambition de l’Inde de remonter la chaîne de valeur technologique. Pour Foxconn, cela représente une opportunité d’intégrer davantage de composants localement, potentiellement réduisant les dépendances aux importations et bénéficiant des incitations gouvernementales spécifiquement conçues pour attirer la fabrication de semi-conducteurs. La transition vers une fabrication complète de puces sur place est une perspective à long terme, mais elle nécessiterait des investissements bien plus massifs et un transfert de technologie complexe.
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Au-delà de l’iPhone : les AirPods à Hyderabad
La diversification ne se limite pas aux iPhones. Depuis fin 2023, des informations circulaient sur l’intention de Foxconn d’assembler d’autres produits Apple en Inde. Le site d’Hyderabad, dans l’État de l’Andhra Pradesh, serait en passe de devenir un centre de production pour les AirPods. Foxconn aurait ainsi déjà investi dans l’acquisition d’équipements spécifiques auprès d’Apple pour sa filiale indienne, pour un montant d’environ 32,26 millions de dollars selon des dépôts réglementaires. Les rapports indiquaient une production potentiellement démarrée ou sur le point de démarrer en . C’est une autre pièce du puzzle de la diversification indienne pour Apple, répartissant la production de différents produits sur plusieurs sites en Inde.
Les incitations de Delhi et les inévitables défis
Ce mouvement n’est pas uniquement l’œuvre de la volonté de Foxconn ou d’Apple. Il est activement encouragé par le gouvernement indien via des programmes d’incitation massifs, notamment le Production Linked Incentive (PLI) Scheme. Ce programme offre des subventions basées sur l’augmentation de la production locale. Foxconn et d’autres acteurs comme Dixon Technologies ont d’ailleurs fait des demandes de subventions dans ce cadre, bien que certaines (comme celles de Foxconn pour 6 milliards de roupies, soit environ 72,4 millions de dollars) soient actuellement en cours d’évaluation ou suspendues, l’État examinant si les entreprises ont atteint les objectifs de performance requis pour débloquer ces fonds. Ces subventions sont un levier majeur pour attirer les investissements et compenser certains des défis persistants de l’environnement industriel indien.
- Infrastructure : Bien qu’en amélioration constante, l’infrastructure logistique, routière, portuaire et électrique peut encore être un frein par rapport à la maturité et à l’efficacité du réseau chinois ou même vietnamien. Le transport des composants et des produits finis à grande échelle demande une planification rigoureuse.
- Chaîne d’approvisionnement locale : L’écosystème de fournisseurs de composants en Inde est encore en développement. Pour atteindre un taux d’intégration locale élevé, Foxconn doit souvent s’appuyer sur des importations de pièces ou inciter ses propres fournisseurs taïwanais et chinois à le suivre en Inde, ce qui prend du temps. La dépendance à l’importation de composants reste donc un défi majeur pour la fabrication électronique complexe.
- Complexité administrative : Bien que le gouvernement s’efforce de simplifier les procédures, le paysage réglementaire indien peut parfois être complexe à naviguer pour les entreprises étrangères.
- Concurrence régionale : L’Inde n’est pas la seule destination de choix pour la diversification. L’Asie du Sud-Est (ASEAN), notamment le Vietnam, la Thaïlande ou la Malaisie, attire également massivement les investissements, y compris de Foxconn lui-même qui continue d’y investir, par exemple dans les usines vietnamiennes dédiées aux serveurs (un secteur en pleine explosion avec l’IA) ou à d’autres produits Apple. L’Inde doit prouver qu’elle peut rivaliser en termes de coûts, d’efficacité et de facilité d’affaires sur le long terme.
L’Inde et le Vietnam : Deux piliers de la stratégie de dé-risquage
Il est d’ailleurs essentiel de ne pas opposer l’Inde et le Vietnam mais plutôt de les voir comme des piliers complémentaires de la stratégie de Foxconn. En répartissant la production de différents produits (iPhones en Inde, AirPods en Inde, potentiellement MacBooks ou serveurs au Vietnam, etc.) et en dupliquant certaines capacités, Foxconn réduit sa dépendance à un seul pays. Cette approche géographique duale permet de minimiser les risques logistiques et de bénéficier des accords commerciaux ou des tarifs douaniers préférentiels propres à chaque pays. Foxconn continue d’ailleurs ses achats d’équipements non seulement pour ses usines indiennes mais aussi pour ses sites vietnamiens, signalant une expansion parallèle.
Vers une montée en gamme ? Les semi-conducteurs, clé de voûte
L’ambition de l’Inde ne s’arrête pas à l’assemblage. Le projet semi-conducteur de Jewar, même s’il démarre modestement, montre une volonté d’aller plus loin, vers des étapes plus technologiques de la chaîne de valeur. Si Foxconn réussit à s’établir durablement dans le secteur des puces (tests, packaging, puis peut-être fabrication), ce serait un tournant majeur. Cela réduirait encore la dépendance indienne et positionnerait le pays comme un acteur plus sophistiqué dans la fabrication électronique. Mais le chemin est long, exigeant des compétences techniques pointues, des investissements massifs continus, et un accès aux technologies les plus avancées.
L’injection de 1,5 milliard de dollars de Hon Hai via Singapour dans son unité indienne n’est donc pas juste un chiffre ; c’est une nouvelle page qui se tourne pour l’industrie électronique mondiale. C’est l’Inde qui renforce sa position de destination manufacturière majeure, c’est Apple qui sécurise et diversifie sa production, et c’est Foxconn qui adapte son modèle colossal aux nouvelles réalités géopolitiques et économiques. La route est encore longue et semée d’embûches, mais le signal est clair : l’Inde est plus que jamais au cœur de la stratégie future du principal partenaire d’Apple.