Les messageries privées où se forge la nouvelle alliance entre la Silicon Valley et la droite américaine.
C’est un jeudi matin ordinaire à Austin, presque 23h à Singapour. Joe Lonsdale, cofondateur de Palantir, en a assez des positions de Balaji Srinivasan sur la Chine. « C’est une pensée complètement folle, digne du PCC », écrit-il à un groupe Signal de 300 membres. « Je ne sais pas avec quels dirigeants tu traînes à Singapour, mais sur ce sujet, tu as été infecté par un virus mental chinois complètement fou. »
Srinivasan, ancien directeur technique de Coinbase qui vit désormais à Singapour, répond calmement :
La Chine a extrêmement bien exécuté sa stratégie pendant 45 ans. Toute analyse qui ne prend pas cela en compte donne l’impression que les États-Unis auraient pu la contenir.
Un échange musclé mais cordial entre amis dans un espace de confiance – les deux hommes se sont précipités sur X pour le souligner après avoir été contactés à ce sujet.
Le pouvoir des conversations cachées
Cette constellation de discussions politiques d’élite gravite principalement autour du capital-risqueur Marc Andreessen et d’un cercle de figures de la Silicon Valley. Aucun participant n’a été surpris de voir des responsables de l’administration Trump échanger secrets et émojis sur la plateforme le mois dernier. Ces conversations, parfois configurées pour que les messages disparaissent après 30 secondes, constituent une sorte de matière noire de la politique et des médias américains.
Leur influence se diffuse via X, Substack et les podcasts. Ces groupes de discussion privés sont « la source memétique en amont de l’opinion dominante », selon Sriram Krishnan, l’un de leurs principaux organisateurs, ancien partenaire de la société de capital-risque Andreessen Horowitz (a16z) et aujourd’hui conseiller principal pour l’IA à la Maison Blanche.
Bien sûr, ce ne sont pas les seules conversations de pouvoir. Les libéraux anti-Trump coordonnent désormais leurs réponses sur Signal. Il existe des groupes pour les élites politiques noires et les producteurs de talk-shows matinaux. Un vaste ensemble parallèle de conversations tech se déroule sur WhatsApp. Il y a un grand groupe pro-chinois sur WeChat. Les podcasters d’élite en ont un aussi.
« C’est le même phénomène des deux côtés, et je suis stupéfait de voir à quel point cela coordonne notre réalité », explique l’écrivain Thomas Chatterton Williams, ancien membre d’une discussion avec Andreessen. « Si vous n’étiez pas dans ce milieu, vous penseriez que tout le monde arrive à des conclusions indépendamment – mais ce n’est pas le cas. C’est un petit groupe de personnes qui se parlent et font le pont entre politique, journalisme et quelques industries. »
Mais il n’existe pas d’équivalent à la contre-culture intellectuelle qui s’est développée ces cinq dernières années à droite dans la tech, ni de figure comparable à Andreessen, l’imposant et enthousiaste fondateur d’a16z et inventeur du navigateur web moderne.
En février, il a décrit ces groupes de discussion au podcasteur Lex Fridman comme « l’équivalent du samizdat » – la presse clandestine soviétique – dans une époque « doucement autoritaire » de censure et de harcèlement sur les réseaux sociaux. « La combinaison du chiffrement et des messages éphémères a vraiment libéré la parole », a-t-il ajouté. Ces discussions, écrit-il récemment, ont contribué à produire notre « changement d’ambiance » national.
It’s Time to Build
Il est difficile de dater précisément le début de cette ère des groupes de discussion. Ils ont commencé à émerger en 2018-2019, puis se sont accélérés au printemps 2020. Alors que l’ampleur de la pandémie devenait claire en avril et que les faiblesses de la chaîne d’approvisionnement et du gouvernement américains apparaissaient, Andreessen a publié un essai profondément influent, « It’s Time to Build », appelant à une renaissance de l’industrie et de l’innovation patriotiques.
Les conversations autour de cet essai et de la pandémie ont prospéré sur Clubhouse, une application de conversation sociale éphémère où Krishnan tentait également de bâtir des communautés. Andreessen et Krishnan ont discuté de la possibilité de reproduire en ligne l’atmosphère libre du forum Hacker News, avant d’opter pour les groupes de discussion. Ils ont envisagé trois plateformes – Signal, WhatsApp et Telegram – écartant la troisième en raison de questions persistantes sur sa sécurité et ses liens russes.
Ce printemps-là, Krishnan a lancé un groupe appelé « Build » sur WhatsApp avec une douzaine de figures de l’élite de la Silicon Valley. Andreessen a adoré, et Krishnan a commencé à en lancer d’autres – des dizaines, en l’espace d’un an, sur des sujets allant de l’ingénierie au design, en passant par la gestion de projet et l’intelligence artificielle.
Comment trouve-t-il le temps ?
Plusieurs sources m’ont confié leur étonnement face à l’omniprésence d’Andreessen dans ces groupes. Sa soif d’information est « stupéfiante », selon un participant. « J’ai l’impression que Marc passe la moitié de sa vie sur 100 de ces groupes simultanément », s’étonne un autre. « Cet homme devrait être beaucoup plus occupé que moi, et j’arrive à peine à suivre ses discussions. Comment trouve-t-il le temps ? »
Andreessen a expliqué à ses amis qu’il trouve ce médium efficace – une façon de rester en contact avec trois fois plus de personnes en trois fois moins de temps. Le fait que lui et d’autres milliardaires passent tant de temps à écrire dans ces groupes a conduit les participants à plaisanter : le sommet absolu de la pyramide de Maslow, c’est de poster.
Ce qui compte vraiment, c’est de vaincre la gauche
En février 2022, Andreessen a demandé à l’universitaire conservateur Richard Hanania de « créer une discussion avec des gens intelligents de droite ». Comme demandé, Hanania a réuni huit à dix personnes – des étudiants en droit d’élite, des greffiers de tribunaux fédéraux, ainsi qu’Erik Torenberg et Katherine Boyle, ancienne journaliste du Washington Post alors chez a16z. Plus tard, Hanania a ajouté le présentateur Tucker Carlson.
Hanania s’est disputé avec les autres membres « sur l’opportunité d’adhérer au déni électoral de Trump. Je disais : ‘Ce n’est pas vrai et ça compte vraiment.’ J’ai eu l’impression que ces gars ne voulaient pas l’entendre », a-t-il déclaré. « Il y a cette idée qu’on ne critique pas, parce que ce qui compte vraiment, c’est de vaincre la gauche. » Il a quitté le groupe en juin 2023.
La règle de Chatham House
Torenberg a lancé Chatham House à l’été 2024, le nommant d’après un think tank britannique qui a formalisé l’idée que les conversations de confiance nécessitent un certain degré de confidentialité. Deux de ses participants conservateurs considèrent le groupe comme un moyen de faire pencher les centristes curieux de Trump vers le côté républicain, mais son fondateur affirme l’avoir créé pour avoir « un échange gauche-droite où nous pourrions avoir de vraies conversations, au-delà des bulles de filtrage. »
Chatham House inclut des personnalités comme l’économiste Larry Summers et l’historien Niall Ferguson, ainsi que des figures plus partisanes comme Ben Shapiro et l’analyste démocrate David Shor. Andreessen y est présent discrètement. Plusieurs participants me l’ont décrit comme une sorte d’arène de gladiateurs avec Mark Cuban souvent au centre, croisant le fer avec les conservateurs.
L’ère des groupes de discussion privés dépendait du sentiment d’exclusion des espaces publics ressenti par une partie de l’élite américaine, et de la formation d’un nouveau consensus conservateur. Ces deux phénomènes s’estompent aujourd’hui (bien que Torenberg ait investi dans une entreprise appelée ChatBCC qui souhaite commercialiser l’expérience enivrante de participer aux échanges entre l’élite du pouvoir).
Depuis qu’Elon Musk a orienté X à droite et qu’un écosystème médiatique alternatif a émergé sur Substack, « une quantité énorme de conversations auparavant interdites peut maintenant revenir dans l’espace public », a déclaré Andreessen à Fridman. « C’est bien plus sain de vivre dans une société où les gens n’ont littéralement pas peur de ce qu’ils disent. »
L’influence incontestable
« Un jour, l’histoire complète des groupes de discussion sera écrite », a écrit Andreessen après avoir embauché Torenberg la semaine dernière, « et Erik aura joué un rôle précieux dans la facilitation de ce changement d’ambiance. »
Le journaliste politique Mark Halperin, qui dirige maintenant 2WAY et anime une émission sur le réseau de Megyn Kelly, trouve remarquable que « la gauche semble largement ignorer que certains des partisans de Trump les plus intelligents et sophistiqués du pays font partie d’un ensemble de chaînes de texte qui permettent à leurs membres de partager des liens, des renseignements, des tactiques, des stratégies et des missions ad hoc. Sans oublier : des blagues intelligentes et stimulantes. Et ils font cela (je ne plaisante pas) environ 20 heures par jour, y compris les week-ends. » Il qualifie leur influence de « substantielle ».
De nombreux participants célèbrent leur succès dans l’orientation de la politique ascendante de l’ère Trump, qu’ils espèrent ramener vers une industrie patriotique et des normes culturelles traditionnelles. D’autres, qui sont partis ou restent en retrait, y voient un phénomène sinistre où Andreessen exerce une attraction gravitationnelle implicite. Comme l’a dit un participant : « On voyait que les écrivains se pliaient aux milliardaires, et même ceux qui se targuaient d’être iconoclastes se pliaient aux goûts et aux centres de gravité du pouvoir. »
