L’IA et le recrutement : quand l’algorithme sème la zizanie
Le marché du travail est en pleine mutation, et l’intelligence artificielle joue un rôle de plus en plus important, voire perturbateur, dans les processus de recrutement. Si l’IA promettait initialement de simplifier et d’accélérer la mise en relation entre candidats et recruteurs, la réalité est plus nuancée. Méfiance, deepfakes et candidatures générées automatiquement : décryptage d’une situation qui sème le trouble des deux côtés de la barrière. Le cas d’une startup polonaise de cybersécurité, qui a failli embaucher un candidat entièrement virtuel, cristallise les enjeux et les dérives de cette nouvelle ère.
Déluge de candidatures et algorithmes à la rescousse
L’avènement d’outils comme ChatGPT a provoqué un véritable tsunami de candidatures. Les recruteurs croulent sous les CV et lettres de motivation, dont une part croissante est générée par l’IA. On estime que jusqu’à 90% des recruteurs sont désormais confrontés à ce phénomène. Des formulations artificielles, trop lisses, voire ampoulées (par exemple, l’utilisation de « spearhead » plutôt que « mener »), trahissent souvent l’intervention de la machine. Conséquence : les entreprises reçoivent en moyenne 250 candidatures par poste, contre une centaine auparavant.
Face à cette avalanche, les recruteurs se tournent eux-mêmes vers l’IA pour filtrer les candidatures. Près de la moitié d’entre eux utilisent déjà des algorithmes pour pré-trier les CV. Ironiquement, cette automatisation censée simplifier le processus engendre de nouveaux problèmes. Des candidats compétents peuvent être écartés d’office par la machine, faute des bons mots-clés. Plus inquiétant encore : la dépendance croissante à ces outils, notamment chez les jeunes managers de la génération Z (54% contre 44% chez les baby-boomers), crée un cercle vicieux. Les candidats utilisent l’IA pour optimiser leurs candidatures, tandis que les recruteurs s’en servent pour les trier, accentuant ainsi la standardisation et la déshumanisation du processus.
La fraude technologique : un défi croissant
Au-delà du volume, c’est la nature même des candidatures qui pose problème. L’IA ouvre la porte à des formes de fraude inédites. Les « deepfakes », ces vidéos truquées ultra-réalistes, s’invitent dans les entretiens d’embauche, et 17% des recruteurs disent en avoir déjà repéré. Les portfolios générés par l’IA et les faux profils LinkedIn sont également en hausse, touchant respectivement 35% et 43% des managers de la génération Z. L’exemple de la startup polonaise de cybersécurité, piégée par un candidat deepfake, illustre parfaitement la vulnérabilité des entreprises face à ces nouvelles technologies. Si la supercherie a été démasquée lors de la vérification des références, l’incident soulève de sérieuses questions sur la fiabilité des processus d’évaluation, même dans des secteurs pointus comme la cybersécurité.
Des réactions contrastées face à l’IA
Entre scepticisme et pragmatisme, le monde du recrutement est divisé face à l’essor de l’IA. Pour beaucoup, l’utilisation de l’IA générative pour rédiger CV et lettres de motivation est perçue comme une forme de tricherie, réduisant les chances des candidats authentiques. Ainsi, 90% des recruteurs considèrent cette pratique comme déloyale et 57% sont moins enclins à recruter un candidat soupçonné d’y avoir recours. D’autres, comme Lindsey Zuloaga de HireVue, adoptent une vision plus pragmatique en soulignant que l’IA permet aux candidats de gagner du temps et d’être plus compétitifs dans un marché du travail ultra-concurrentiel. Tamanna Ramesh, de Spark Careers, encourage quant à elle une évaluation basée sur les compétences plutôt que sur les mots-clés afin de contourner les candidatures artificielles et de se concentrer sur le potentiel réel des candidats. Enfin, l’utilisation de l’IA dans le recrutement révèle également des disparités persistantes. Par exemple, les hommes sont plus enclins à utiliser l’IA pour automatiser les communications que leurs homologues féminines, et les Millennials se montrent plus optimistes que la génération X quant à sa capacité à réduire les biais.
Vers des solutions plus humaines et authentiques
Face à ces défis, plusieurs pistes se dessinent pour restaurer la confiance et l’efficacité des processus de recrutement.
Des entreprises comme HireVue et Spark Careers proposent déjà des solutions innovantes. HireVue analyse les entretiens vidéo grâce à l’IA pour évaluer l’adéquation des réponses, tandis que Spark Careers préconise des évaluations en temps réel, telles que la résolution de problèmes techniques en direct, pour vérifier l’authenticité des compétences.
Au-delà des outils technologiques, c’est une véritable refonte des mentalités qui s’impose. Les recruteurs doivent être formés pour identifier les signaux d’une candidature générée par l’IA et privilégier les entretiens techniques ainsi que les mises en situation concrètes pour évaluer les compétences réelles. Du côté des candidats, l’IA peut être un outil précieux, mais elle ne doit pas remplacer la personnalisation et l’authenticité. Comme le souligne Justin Belmont (Prose), « l’IA amplifie autant le bruit que l’efficacité ». L’enjeu est donc de trouver un équilibre entre automatisation et humanité, pour que l’IA devienne un véritable allié du recrutement, et non une source de confusion et de défiance.
Tamanna Ramesh résume bien l’enjeu : « l’IA est un levier, pas un remplacement de l’engagement humain ». La clé réside dans une collaboration étroite entre les acteurs du recrutement, les experts en technologie et les candidats eux-mêmes, pour garantir un processus équitable, transparent et efficace.