Les travailleurs vénézuéliens, jadis piliers de l’annotation de données pour l’IA, font face à une précarité grandissante alors que leurs tâches sont progressivement absorbées par les technologies qu’ils ont contribué à former.
Quand son téléphone vibre avec une notification WhatsApp du groupe « Task Hunters », Oskarina Fuentes n’a que quelques secondes pour réagir. À 35 ans, cette ingénieure en pétrole et gaz de formation se précipite sur son ordinateur pour se connecter à Appen, une plateforme de données pour l’intelligence artificielle où elle travaille depuis une décennie.
La course contre la montre commence : elle doit rivaliser avec des milliers d’autres travailleurs pour des micro-tâches payées entre 5 et 25 centimes. D’un clic, elle classe un film par genre, détermine si une image est générée par IA ou résout un problème mathématique.
De l’eldorado numérique à la précarité algorithmique
Le Venezuela a connu un effondrement économique sans précédent à partir de 2018. Face à une monnaie devenue presque sans valeur, des centaines de milliers de Vénézuéliens éduqués se sont tournés vers les plateformes de microtravail pour l’IA afin de gagner en dollars américains.
Le phénomène a pris une telle ampleur qu’en 2018, les Vénézuéliens représentaient jusqu’à 75% de la main-d’œuvre de sociétés comme Mighty AI et Scale AI. Remotasks avait même créé un programme spécifique pour attirer ces travailleurs qualifiés mais précarisés.
« Chaque année, il y a eu de moins en moins de tâches, » témoigne Fuentes, qui a quitté Cabimas pour la Colombie en 2019. « Si aucune tâche n’apparaît, je reste dans l’attente, vivant dans l’incertitude. Des jours, des semaines, voire des mois peuvent passer sans que rien ne se présente. »
Avant 2022, Fuentes gagnait environ 500 dollars par mois, suffisamment pour vivre confortablement en Colombie. Les tâches l’attendaient dès qu’elle allumait son ordinateur. Aujourd’hui, ses revenus ont chuté à 1 410 000 pesos colombiens (environ 320 dollars), à peine le salaire minimum. Et pour maintenir ce niveau, elle doit désormais emprunter de l’argent.
L’IA générative, le prédateur devenu cannibale
L’ironie est cruelle : ces travailleurs qui ont passé des années à annoter des données pour entraîner l’intelligence artificielle sont maintenant remplacés par celle-ci. Selon des estimations sectorielles, environ 44% du travail d’optimisation pour les moteurs de recherche (SEO) est désormais réalisé par l’IA.
Óscar Maldonado, chercheur sur l’économie des plateformes à l’Oxford Internet Institute pour Fairwork, explique le phénomène : « Une fois qu’un modèle d’IA est pleinement entraîné, il est généralement assez intelligent pour fonctionner avec peu d’intervention humaine. Les travailleurs de base deviennent alors jetables. »
« Il n’existe aucune relation formelle entre les plateformes et les travailleurs », poursuit-il. « Si les tâches disparaissent, ils ne sont tout simplement plus sollicités. »
Cette réalité se reflète dans les performances économiques d’Appen, l’un des plus grands fournisseurs de données d’entraînement pour l’IA. L’entreprise australienne, qui employait plus d’un million de travailleurs à son apogée, a vu sa valeur marchande chuter de 99% entre 2020 et 2023. Ses revenus ont baissé de 14% l’année dernière.
Si Chen, vice-président de la stratégie chez Appen, reconnaît que « l’IA générative a réduit la demande en données d’entraînement au cours de l’année écoulée » et que « ces tendances ne sont pas exclusives à notre plateforme ; elles reflètent un changement global plus large dans l’industrie, y compris en Amérique latine. »
Des stratégies de survie collective
Pour faire face à cette précarité croissante, les travailleurs vénézuéliens s’organisent. Fuentes et 19 autres « tâcherons » ont créé un groupe WhatsApp où ils se relaient pour alerter les membres lorsqu’une tâche devient disponible.
« Si quelqu’un souffre d’insomnie, il dit : ‘Ne vous inquiétez pas, je surveille cette nuit’, » raconte-t-elle. Cette solidarité est devenue essentielle face à l’évolution du marché.
Selon Si Chen d’Appen, « les clients exigent désormais des ensembles de données plus complexes et diversifiés, ainsi que des évaluations complètes des modèles. » Il cite notamment la formation de données spécialisées en codage, sciences et logique, ainsi que des tests à grande échelle des modèles.
Mais ces tâches plus complexes restent inaccessibles aux travailleurs vénézuéliens, selon Maldonado. Au Venezuela même, les connexions internet lentes et les coupures de courant fréquentes sont des obstacles majeurs. Pour ceux qui ont émigré, l’utilisation d’ordinateurs vieillissants limite leur capacité à effectuer des tâches plus exigeantes.
La rédaction SEO : autre champ de bataille
La rédaction de contenu pour le web subit également une transformation radicale. Maryfel Alvarado, diplômée en littérature vénézuélienne installée à Medellín, en Colombie, écrit du contenu SEO depuis sept ans. Depuis début 2024, elle a vu les tarifs s’effondrer sur les plateformes de freelance comme Fiverr et Upwork.
« Avant, je recevais entre 20 et 50 dollars pour 1000 mots. Aujourd’hui, on me propose généralement 7 dollars, » témoigne-t-elle.
Pour survivre, Alvarado et son partenaire ont souscrit à un abonnement premium à ChatGPT à 20 dollars par mois. « Maintenant, je peux produire cinq articles par jour ; avant, c’était seulement trois, » explique-t-elle. Pour les clients qui paient correctement, elle continue toutefois à rédiger sans l’aide de l’IA.
Martín Lossada, ingénieur pétrochimique et rédacteur SEO basé à Maracaibo, a finalement abandonné ce secteur en avril 2024 pour reprendre son métier d’opérateur dans un champ pétrolier. Il gagne environ 200 dollars de plus et travaille moins d’heures.
« Je suis heureux. Je peux m’éloigner de l’ordinateur après avoir écrit tous les jours pendant cinq ans, » confie-t-il.
Une situation emblématique d’un basculement global
Cette situation n’est pas propre au Venezuela. Environ 7,5 millions de jeunes travailleurs hautement qualifiés ont quitté le pays ces dernières années, un tiers d’entre eux vivant en Colombie. Beaucoup n’ont pas les documents nécessaires pour accéder à un emploi formel dans leur pays d’adoption, ce qui fait des emplois numériques l’un des rares moyens de gagner leur vie.
« Le travail d’annotation a été très attractif pour les migrants précisément parce qu’il était perçu comme ayant très peu de barrières d’accès, » souligne Maldonado.
Un porte-parole d’Upwork a déclaré que l’IA « donne du pouvoir » à de nouvelles formes de travail et aide les professionnels à travailler plus efficacement, tout en refusant de commenter la baisse des tarifs des freelances en Amérique latine. Fiverr n’a pas répondu à une demande de commentaire.
Un avenir incertain
Les travailleurs de données vénézuéliens savent que ces emplois pourraient un jour disparaître complètement – une possibilité qui angoisse Fuentes.
« Il pourrait arriver un moment où il n’y aura tout simplement plus de tâches, ce sera fini et oublié, » dit-elle. « Je pense que ce serait un cauchemar pour nous tous. »
Cette situation illustre un paradoxe fondamental de notre ère technologique : ceux qui ont contribué à construire l’infrastructure de l’IA sont les premiers à en subir les conséquences négatives. Alors que le monde célèbre les avancées de l’intelligence artificielle, ses « petites mains » invisibles luttent pour leur survie économique, victimes d’une révolution qu’ils ont eux-mêmes alimentée.