La provocation ministérielle qui a enflammé l’écosystème startup indien
Début avril, Piyush Goyal, ministre du Commerce indien, n’a pas mâché ses mots lors d’un événement professionnel, critiquant sévèrement les entrepreneurs indiens pour leur manque d’ambition et d’innovation.
« Nous nous concentrons sur des applications de livraison de nourriture, transformant des jeunes sans emploi en main-d’œuvre bon marché pour que les riches puissent recevoir leurs repas sans quitter leur domicile. Et pendant ce temps, que font les startups chinoises ? Elles développent des technologies de batteries pour la mobilité électrique, domaine qu’elles dominent aujourd’hui complètement. »
Cette sortie a provoqué une tempête dans l’écosystème tech indien, avec de nombreux fondateurs et investisseurs pointant du doigt les lourdeurs bureaucratiques et les restrictions à l’importation d’équipements informatiques comme principaux freins à l’innovation de rupture.
Un écart qui remonte aux années 1980
Si l’Inde figure parmi les pays attirant le plus de financements pour ses startups, son retard dans les domaines de la fabrication avancée et de l’intelligence artificielle s’explique par des choix stratégiques divergents remontant aux années 1980 : alors que la Chine investissait massivement dans son appareil industriel, l’Inde misait sur les services.
Conséquence directe : la Chine représente aujourd’hui 30% de la production manufacturière mondiale, quand l’Inde plafonne à 3%. Cette orientation historique vers les services explique en grande partie pourquoi le pays peine désormais à rattraper son retard dans la course technologique mondiale.
« L’écosystème chinois est fondamentalement différent. Ils ont déjà une puissance manufacturière, construite au fil du temps. Pour eux, développer un produit prêt à être commercialisé n’est pas si compliqué. L’Inde reste un écosystème tech axé sur les services – domaine où nous surpassons la Chine haut la main. »
Un écart flagrant en matière d’investissement et d’innovation
L’écart entre les deux géants asiatiques est particulièrement visible dans les chiffres :
- L’Inde consacre à peine 0,64% de son PIB à la recherche et développement
- La Chine y investit 2,4%
- Les États-Unis y consacrent 3,5%
Plus frappant encore : Huawei a dépensé à lui seul près de 23 milliards de dollars en R&D en 2023, soit davantage que l’ensemble des dépenses publiques et privées indiennes combinées. Sur la même période, les champions indiens Tata Motors et Reliance Industries n’ont investi que 2,8 milliards de dollars dans l’innovation technologique.
« Il s’agit d’investissements en capital extrêmement risqués car vous engagez des fonds importants en amont, dans l’espoir de créer quelque chose de véritablement différenciant à l’échelle mondiale. Les chances de réussite sont très faibles, car quelqu’un devra signer un chèque de 100, 200 ou 300 millions de dollars d’entrée de jeu pour pouvoir simplement se lancer dans cette aventure. »
Le paradoxe du talent indien
L’un des paradoxes les plus frappants concerne la gestion des talents. L’Inde est un exportateur net de cerveaux dans le domaine de l’IA, alors que la Chine, malgré une production de chercheurs de qualité presque deux fois moindre, parvient à retenir la plupart d’entre eux dans son écosystème national.
« La mentalité indienne considère la Silicon Valley comme une extension de notre territoire. Nous exportons la majorité de nos cerveaux aux États-Unis, où ils deviennent des leaders et créent des centres offshore comme Bangalore. Mais ils ne sont pas des Indiens représentant l’Inde aux États-Unis… Ils sont devenus américains et servent des intérêts américains. »
Malgré cette fuite des talents, l’Inde abrite toujours plus de 20% des ingénieurs mondiaux spécialisés dans la conception de semi-conducteurs. Les 25 principales entreprises de semi-conducteurs implantées en Inde comprennent des géants comme Intel, Nvidia et Qualcomm.
La riposte indienne : le plan IndiaAI
Face à ce constat alarmant, le gouvernement indien tente de réagir. En mars 2024, il a lancé la mission IndiaAI, dotée d’un budget de 1,26 milliard de dollars. Ce programme vise à soutenir les startups d’IA et à réduire la dépendance aux importations étrangères de puces.
Le plan prévoit la construction d’un vaste cluster de GPU (processeurs graphiques) formant un réseau d’ordinateurs haute performance pour l’entraînement de modèles d’IA, ainsi que des incitations pour les conceptions de puces 100% indiennes.
Mais ce réveil semble bien tardif. La Chine a lancé son Plan national pour les circuits intégrés doté de 150 milliards de dollars dès 2014. Lorsque les États-Unis ont imposé des sanctions sur la fabrication chinoise de puces de pointe en 2018, Pékin a intensifié ses efforts pour développer l’innovation locale, avec d’énormes investissements dans les parcs technologiques, les laboratoires de R&D et les incitations aux startups.
L’Inde n’a formulé sa politique relative aux semi-conducteurs que sept ans plus tard, en 2021.
Les premiers pas du renouveau industriel indien
Malgré ce retard, certains signaux positifs apparaissent. Le constructeur automobile Tata a fait une incursion dans la fabrication de puces en établissant une installation de fabrication de semi-conducteurs de 11 milliards de dollars au Gujarat en 2024. Plusieurs autres installations d’assemblage et de test sont en cours de développement, notamment l’usine de semi-conducteurs de Micron (entreprise américaine) d’un montant de 2,75 milliards de dollars.
Le groupe Tata construit également une usine d’assemblage et de test de semi-conducteurs dans l’État d’Assam, avec un investissement de près de 3,3 milliards de dollars.
« Les dépenses en R&D sont définitivement trop faibles. Et au final, même si nous sommes portés par le secteur privé, celui-ci a besoin de soutien… notamment du type de soutien qui a été accordé par les États-Unis et d’autres pays, y compris la Chine. »
Une opportunité dans la guerre commerciale ?
La tension croissante entre la Chine et l’Occident pourrait finalement profiter à l’Inde. Avec la Chine devenant de moins en moins accessible aux investisseurs étrangers en raison de l’augmentation des tarifs douaniers, le secteur technologique indien pourrait bénéficier de cette guerre commerciale.
Début janvier, Microsoft a annoncé un investissement de 3 milliards de dollars sur deux ans dans l’infrastructure cloud et IA de l’Inde. Amazon a de son côté réservé 120 millions de dollars pour financer la fabrication et le développement de l’IA en Inde.
Lors d’un récent sommet technologique co-organisé par le think tank Carnegie India et le ministère indien des Affaires étrangères, Nandan Nilekani, co-fondateur et président d’Infosys, s’est montré optimiste. Selon lui, l’Inde est bien positionnée pour permettre une adoption plus rapide de l’IA, grâce à la transformation numérique qu’elle a connue au cours des 15 dernières années.
« Nous ne devrions pas perdre le sommeil parce que quelqu’un n’a pas construit un modèle. N’importe qui peut construire un modèle – ce n’est pas un exploit. Toutes les connaissances sont disponibles. Ce sont les données qui font la différence, il faut donc changer de perspective. »