Tobi Lutke, PDG de Shopify, vient de lancer un ultimatum à ses équipes concernant l’utilisation de l’intelligence artificielle. Dans une note interne partagée sur X (anciennement Twitter), le dirigeant canadien redéfinit radicalement l’approche de l’entreprise en matière de recrutement et d’allocation des ressources à l’ère de l’IA.
« Prouvez que l’IA ne peut pas faire le job »
La directive est claire : avant toute demande d’embauche supplémentaire ou d’allocation de nouvelles ressources, les collaborateurs devront désormais démontrer pourquoi l’intelligence artificielle ne peut pas accomplir la tâche envisagée. Cette exigence, formulée dans un mémo envoyé fin mars aux employés et publié sur X le lundi 1er avril, marque un tournant stratégique dans la politique RH du géant canadien du e-commerce.
Que ressemblerait ce département si des agents IA autonomes faisaient déjà partie de l’équipe ? Cette question peut mener à des discussions et des projets vraiment passionnants.
Le patron de Shopify ne s’arrête pas là. Il établit une « attente fondamentale » à travers toute l’entreprise : l’adoption de l’IA dans le travail quotidien devient une norme. Plus qu’une option, c’est désormais un impératif professionnel qui sera évalué lors des entretiens de performance.
Une multiplication spectaculaire de la productivité
Lutke justifie cette orientation en s’appuyant sur des résultats déjà observés en interne. Selon lui, l’IA s’est révélée être un véritable « multiplicateur » de productivité pour les collaborateurs qui l’ont pleinement intégrée dans leurs méthodes de travail.
J’ai vu beaucoup de ces personnes aborder des tâches improbables, que nous n’aurions même pas envisagé de traiter auparavant, avec une utilisation réflexive et brillante de l’IA pour accomplir 100 fois plus de travail.
Cette approche traduit une vision où l’IA n’est plus perçue comme un simple outil d’assistance, mais comme une compétence fondamentale que chaque employé doit maîtriser. Pour Shopify, la technologie permet désormais de s’attaquer à des défis qui semblaient inabordables il y a encore quelques mois.
Shopify et l’IA : une stratégie déjà bien engagée
Cette nouvelle politique RH n’est que la partie émergée d’une stratégie plus globale. Shopify a déjà largement investi dans le développement d’outils d’IA pour ses marchands, notamment avec le chatbot Sidekick et une suite d’outils d’automatisation baptisée « Shopify Magic ».
Ces services visent à simplifier la gestion des boutiques en ligne, l’analyse des données clients et l’optimisation des opérations commerciales quotidiennes. Ils s’inscrivent dans une course technologique où les géants de la tech prévoient collectivement d’investir plus de 300 milliards de dollars dans le développement de l’IA cette année.
Réduction des effectifs et optimisation des coûts
Cette injonction à l’utilisation massive de l’IA intervient dans un contexte particulier pour Shopify. L’entreprise canadienne a vu ses effectifs diminuer, passant de 8 300 à 8 100 employés entre décembre 2023 et décembre 2024, selon son dernier rapport annuel.
Cette légère baisse s’inscrit dans une tendance plus lourde amorcée dès 2022, lorsque la société avait supprimé 14% de ses postes. L’année suivante, une nouvelle vague de licenciements avait touché 20% des effectifs restants. Au total, Shopify a donc réduit sa masse salariale d’environ un tiers en l’espace de trois ans.
Ce mouvement n’est pas propre à Shopify. Selon le site Layoffs.fyi, spécialisé dans le suivi des licenciements dans la tech, environ 152 000 postes ont été supprimés en 2024 à travers 549 entreprises technologiques. Une tendance qui illustre les tensions du secteur, malgré les investissements massifs dans l’IA.
Une stabilisation des effectifs mais pas des coûts
Lors d’une récente conférence pour investisseurs organisée par Morgan Stanley, Jeff Hoffmeister, directeur financier de Shopify, a précisé la stratégie RH de l’entreprise. Selon lui, si les effectifs devraient rester « relativement stables », les coûts liés aux salaires pourraient connaître des variations importantes.
Un ingénieur IA de haut niveau avec une rémunération élevée peut faire augmenter les coûts de rémunération même si les effectifs restent identiques.
Cette remarque illustre parfaitement le dilemme des entreprises tech aujourd’hui : d’un côté, l’IA permet théoriquement de limiter les embauches, voire de réduire les effectifs ; de l’autre, les spécialistes en IA font l’objet d’une guerre des talents qui fait grimper les salaires de façon exponentielle.
Un message qui fait débat
La directive de Lutke suscite des réactions contrastées. Pour certains observateurs, elle représente une évolution naturelle et nécessaire du monde du travail face à l’automatisation croissante. Pour d’autres, elle symbolise un durcissement des conditions de travail, où la pression sur les employés s’intensifie.
L’approche de Shopify pose aussi la question de l’évaluation objective de ce que l’IA peut ou ne peut pas faire. Comment « prouver » qu’une tâche ne peut être automatisée, dans un contexte où les capacités de l’intelligence artificielle évoluent si rapidement ?
Cette politique pourrait également avoir des implications sur la culture d’entreprise de Shopify, connue jusqu’ici pour son approche innovante en matière de management et d’organisation du travail.
Une chose est certaine : avec cette directive, Tobi Lutke positionne Shopify à l’avant-garde d’une transformation profonde du travail, où la frontière entre tâches humaines et automatisées se redessine constamment. Pour les employés comme pour les observateurs de la tech, c’est un signal fort que l’IA n’est plus un simple sujet de recherche et développement, mais bien un facteur de restructuration fondamentale de l’organisation du travail.